Monday, March 4, 2024
LE JOURNAL DE TAUBER : PRÉFACE | Le dossier Odessa par Frederick Forsyth
Je m'appelle Salomon Tauber, je suis juif et sur le point de mourir. J’ai décidé de mettre fin à mes jours parce qu’ils n’ont plus de valeur et qu’il ne me reste plus rien à faire. Les choses que j’ai essayé de faire dans ma vie n’ont abouti à rien et mes efforts ont été vains. Car le mal que j'ai vu a survécu et a prospéré, et seul le bien est parti dans la poussière et la moquerie. Les amis que j'ai connus, les souffrants et les victimes, sont tous morts, et seuls les persécuteurs sont tous morts, et seuls les persécuteurs sont autour de moi. Je vois leurs visages dans les rues le jour et la nuit, je vois le visage de ma femme, Ester, décédée il y a longtemps. Je suis resté en vie il y a si longtemps. Je suis resté en vie aussi longtemps uniquement parce qu’il y avait encore une chose que je souhaitais faire. Une chose que je voulais voir, et maintenant je sais que je ne le ferai jamais.
Je n’ai aucune haine ni amertume envers le peuple allemand, car c’est un bon peuple. Les peuples ne sont pas méchants ; seuls les individus sont mauvais. Le philosophe anglais Burke avait raison lorsqu’il disait : « Je ne connais pas les moyens de dresser un acte d’accusation contre une nation entière. » Il n'y a pas de culpabilité collective, car la Bible raconte comment le Seigneur a voulu détruire Sodome Gomorrhe à cause du mal des hommes qui y vivaient, avec leurs femmes et leurs enfants, mais comment vivait parmi eux un seul juste, et parce qu'il était juste, il a été épargné. La culpabilité est donc individuelle, comme le salut.
Quand je suis sorti des camps de concentration de Riga et de Stutthof, quand j'ai survécu à la marche de la mort vers Magdebourg, quand les soldats britanniques y ont libéré mon corps en avril 1945, ne laissant que mon âme enchaînée, j'ai détesté le monde. Je haïssais les gens, les arbres et les rochers, car ils avaient conspiré contre moi et m'avaient fait souffrir. Et surtout je détestais les Allemands. J'ai alors demandé, comme je l'avais demandé à plusieurs reprises au cours des quatre années précédentes, pourquoi le Seigneur ne les avait pas frappés, jusqu'au dernier homme, femme et enfant, détruisant à jamais leurs villes et leurs maisons de la surface de la terre. Et quand il ne l’a pas fait, je l’ai détesté aussi, criant qu’il nous avait fait croire qu’ils étaient son peuple élu, et disant même qu’il n’existait pas.
Mais au fil des années, j’ai réappris à aimer ; aimer les rochers et les arbres, le ciel au-dessus et la rivière qui coule devant la ville, les chiens et les chats errants, les mauvaises herbes qui poussent entre les pavés et les enfants qui me fuient dans la rue parce que je suis si laide. Ils ne sont pas à blâmer. Il y a un adage français : « Tout comprendre, c’est tout pardonner ». Quand on peut comprendre les gens, leur crédulité et leur peur, leur avidité et leur soif de pouvoir, leur ignorance et leur docilité envers l'homme qui crie le plus fort, on peut pardonner. Oui, on peut même pardonner ce qu’ils ont fait. Mais on ne peut jamais oublier.
Il y a des hommes dont les crimes dépassent l’entendement et donc le pardon, et c’est là le véritable échec. Car ils sont toujours parmi nous, se promenant dans les villes, travaillant dans les bureaux, déjeunant dans les cantines, souriant et serrant la main et appelant les hommes honnêtes Kamerad. Qu’ils continuent à vivre, non pas comme des parias mais comme des citoyens chéris, pour salir à perpétuité une nation entière de leur mal individuel, voilà le véritable échec. Et en cela, nous avons échoué, vous et moi, nous avons tous échoué, et lamentablement échoué.
Finalement, au fil du temps, je suis revenu à aimer le Seigneur et à lui demander pardon pour les choses que j'ai faites contre ses lois, et elles sont nombreuses.
« Shema Yisroael… » (Ecoute, ô Israël…)
« Adonai Elohenu… » (Le Seigneur est notre Dieu…)
« Adonaï Eha-a-a-ad. » (Le Seigneur est Un.)
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