Wednesday, November 27, 2024

« Le Rouge et le Noir » de Stendhal [extrait]

Le 12 août 2013 - Citations et extraits, Lectures

Chapitre IX – Une soirée à la campagne

   Ses regards le lendemain, quand il revit madame de Rênal, étaient singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à madame de Rênal : elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.

   La présence de madame de Derville permettait à Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme.

   Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de madame de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.

   Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer ;

   On s’assit enfin, madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.

   Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.

   Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affait qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire, était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de madame de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.

   Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.

   Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

   Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que madame Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte.


POUR PLUS D'INFORMATIONS 

https://www.laparafe.fr/2013/08/le-rouge-et-le-noir-de-stendhal-extrait/

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“The Red and the Black” by Stendhal [excerpt]

August 12, 2013 - Quotes and extracts, Readings

Chapter IX – An evening in the country

   His looks the next day, when he saw Madame de Rênal again, were singular; he observed her like an enemy with whom he would have to fight. These looks, so different from those of the day before, made Madame de Rênal lose her head: she had been good to him, and he seemed angry. She couldn't take her eyes off his.

   The presence of Madame de Derville allowed Julien to talk less and focus more on what was on his mind. His only business, all that day, was to strengthen himself by reading the inspired book which refreshed his soul.

   He greatly shortened the children's lessons, and then, when the presence of Madame de Rênal recalled him completely to the care of his glory, he decided that it was absolutely necessary that she allowed his hand to remain in her hand that evening.

   As the sun set, and brought the decisive moment closer, Julien's heart beat in a singular way. Night came. He observed with a joy which took an immense weight off his chest, that it would be very dark. The sky filled with large clouds, carried by a very hot wind, seemed to announce a storm. The two friends took a walk very late. Everything they did that evening seemed strange to Julien. They enjoyed this time, which, for certain delicate souls, seems to increase the pleasure of loving;

   We finally sat down, Madame de Rênal next to Julien, and Madame Derville next to her friend. Preoccupied with what he was going to try, Julien couldn't think of anything to say. The conversation languished.

   Will I be as trembling and unhappy at the first duel that comes my way? said Julien to himself, because he had too much distrust, both of himself and of the others, not to see the state of his soul.

   In his mortal anguish, all dangers would have seemed preferable to him. How many times did he not want to see something happen to Madame de Rênal that would force her to return home and leave the garden! The violence that Julien was forced to do to himself was too strong for his voice not to be profoundly altered; soon Madame de Rênal's voice also became trembling, but Julien did not notice it. The terrible battle that duty waged against timidity was too painful for him to be able to observe anything outside himself. A quarter past nine had just struck the castle clock, without him having yet dared to do anything. Julien, indignant at his cowardice, said to himself: At the precise moment when ten o'clock strikes, I will carry out what, all day long, I promised myself to do this evening, or I will go up to my house and blow my brains out.

   After a final moment of waiting and anxiety, during which the excess of emotion put Julien beside himself, ten o'clock struck on the clock above his head. Each stroke of this fatal bell resounded in his chest, and caused a physical movement there.

   Finally, as the last stroke of ten o'clock was still ringing, he stretched out his hand and took that of Madame de Rênal, who immediately withdrew it. Julien, without really knowing what he was doing, grabbed her again. Although very moved himself, he was struck by the icy coldness of the hand he took; he squeezed her with convulsive force; a last effort was made to take it away from him, but in the end this hand remained.

   His soul was flooded with happiness, not that he loved Madame de Rênal, but a terrible torment had just ended. So that Madame Derville would not notice anything, he felt obliged to speak; his voice was then bright and strong.



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